L'Abbaye de Lerins et la Ville de Grasse
L'abbaye de Lérins possédait de nombreuses propriétés dans la viguerie de Grasse. Dans la ville même, elle avait, dès le XIme siècle, des terres assez riches pour lui constituer un fief important. L'église Saint-Honorat de Grasse lui appartenait et, vers 1078, Geoffroi Ier, évêque d'Antibes, lui avait donné l'église Notre-Dame avec la moitié de ses dîmes, mais à la suite de contestations avec les évêques, l'abbaye ne garda, au XIIme siècle, que la moitié des dîmes, ainsi qu'une vigne appartenant à l'église. Sans cesse, l'entrée en religion de riches seigneurs ou bourgeois, des donations, des testaments l'enrichissaient. Au XVme siècle, les reconnaissances passées en faveur du monastère dans le territoire de Grasse sont innombrables.
Plusieurs des descendants de Rodoard avaient été moines à Lérins au XIme siècle, et cette famille s'était distinguée par ses largesses envers l'abbaye, mais au XIIme siècle, quelques uns de ses membres en devinrent au contraire les persécuteurs, cherchant à lui reprendre tout ce que leurs ancêtres lui avaient donné. Aussi, rien d'étonnant à ce que les moines, qui se font les alliés de l'évêque d'Antibes, ennemi des de Grasse, recherchent aussi la protection de la ville dont ces seigneurs portent le nom et qui vient d'échapper à leur domination, constituant ainsi, à elle seule, une petite puissance. Dès 1158, une Bulle du Pape Adrien III place les moines de Lérins sous la protection des consuls de Grasse. En 1188, le Papa Clément III accorde au monastère une bulle identique et, entre 1171 et 1181, le Pape Alexandre III déclare aux consuls et à la ville de Grasse qu'il a permis aux religieux de Saint-Honorat de recevoir tous ceux qui voudront se faire enterrer dans leur monastère, nonobstant les défenses faites par l'évêque d'Antibes à ce sujet. L'hostilité soudaine de l'évêque contre les moines de Lérins à cette époque ne pouvait en effet que rapprocher d'eux les consuls, qui se sentaient également menacés par leur puissant voisin. Tout tend à prouver que les relations de la ville et du monastère furent alors excellentes. A la fin du XIIme siècle, Alphonse II, confirmant les biens de l'abbaye et les prenant sous sa protection, enjoint aux consuls de Grasse de veiller sur les moines leurs voisins.
Mais la chute du Consulat, qui établit à Grasse les officiers comtaux, refroidit, semble-t-il, les rapports de la ville avec Lérins. Grasse n'était plus une puissance dont on avait intérêt à rechercher l'alliance ; en outre, et bien que les souverains se préocupassent de protéger les moines et de leur donner satisfaction, de nombreux conflits s'élevaient entre l'abbé et la Cour comtale de Grasse.
En 1368, nous voyons, par des lettres de la reine Jeanne, que les gabelous se plaignaient des empiètements de l'abbé de Lérins sur leurs droits dans la ville de Cannes. En novembre 1371, c'est Luquet de Girardin qui implore l'assistance des maîtres rationaux, car l'abbé de Lérins lui interdit de faire arrêter son sel à Cannes et l'oblige à le faire charger immédiatement pour Grasse.
La ville resta d'abord «étrangère à ces querelles ; les habitants aimaient le monastère, auquel ils se rendaient souvent en pieux pèlerinages. En mai 1400, quand une bande de pirates gênois attaqua et surprit Lérins, les Grassois, commandés par leur consul, Louis Boniface, leur viguier et Bertrand, Seigneur de Grasse-Bar, furent assez heureux pour disperser les pirates et sauver les moines.
Le Conseil s'entendait à l'amiable avec l'abbé pour que les sujets cannois de celui-ci fournissent à la ville de Grasse son poisson au moment du Carême, et leurs relations restaient, en somme, amicales ; mais l'abbé avait pris l'habitude d'exploiter les fréquents pèlerinages dont son monastère était le centre : il exigeait que les pèlerins empruntassent l'unique barque qu'il leur offrait pour les transporter moyennant finances, et leur défendait d'emporter des provisions, pour qu'ils fussent obligés de les acheter très cher aux moines. Les Grassois, qui étaient fort nombreux parmi les pèlerins, se plaignirent au sénéchal Pierre de Beauvau de ces procédés, et celui-ci ordonna à l'abbé de Lérins de ne plus troubler désormais les dévôts dans leurs pieuses visites à son abbaye. L'abbé ne se tint pas pour battu et adressa au sénéchal une longue supplique, où il exposait que nul ne pouvait pêcher dans les mers du monastère ni y accéder sans sa permission et que, de tous temps, le monastère avait eu le droit de transporter les pèlerins dans une barque à l'époque des Indulgences, et de charger sa barque avant que tout autre put assurer le service.
Cinq ans plus tard, le roi René confirmait ces privilèges judiciaires du monastère et ordonnait à ses officiers de renvoyer aux délégués de l'abbé certaines gens de Cannes contre lesquels ils avaient ouvert une enquête. Le roi René, d'ailleurs, favorisait l'abbaye de Lérins : il la prit, en 1439, sous la sauvegarde et ordonna à ses officiers de la défendre. Mais l'irritation de l'abbé contre les Grassois se traduisit par un impôt mis désormais sur le moisson ou toute autre marchandise achetée par les gens de Grasse à Cannes ou dans les autres lieux relevant de la juridiction de l'abbaye. Le conseil protesta et sut intéresser à sa cause le viguier, qui menaça l'abbé de saisir son temporel ; l'impôt fut retiré.
L'abbé de Lérins jouissait depuis longtemps d'un droit assez curieux sur les barques qui portaient le sel d'Hyères à Cannes pour la gabelle de Grasse : il pouvait prélever sur chacune d'elles un setier de sel à la mesure de Grasse, chaque fois qu'elles s'arrêtaient à l'île de Lérins, et comme les barques étaient petites et nombreuses, il en résultait pour l'abbaye un profit assez considérable, mais ceux qui approvisionnaient la gabelle, sentant cet impôt peser lourdement sur eux, s'avisèrent d'un stratagème : ils employèrent désormais, pour transporter le sel, de gros navires qui portaient des charges beaucoup plus importantes et ne payaient toujours qu'un setier de sel à l'abbaye. Celle-ci se plaignit au Roi qui lui accorda la faculté de prendre désormais 25 setiers de sel sur l'ensemble des navires qui feraient le transport. Mais le Roi dut ordonner sévèrement à plusieurs reprises aux officiers de Grasse de faire exécuter ses ordres.
Si nous avons retracé ici assez longuement l'histoire de cette querelle, c'est que la ville avait pris aussitôt le parti de ses officiers ; un an plus tard, un nouveau conflit éclatait, cette fois au sujet de la juridiction que prétendait exercer à Grasse les religieux du monastère sur leurs emphyteotes. Le Conseils les ayant priés de cesser leurs poursuites, l'abbé de Lérins lança l'interdit sur l'église de Grasse et excommunia quelques uns de ses habitants. Ces mesures furent d'ailleurs bientôt rapportées, mais les mêmes faits se reproduisirent en janvier 1456. L'année suivante, toutefois, ces querelles étaient oubliées : la ville promettait une fois de plus de défendre le monastère et s'employait à calmer un léger différend qui venait de s'élever entre l'abbé de Lérins et les officiers royaux.
La paix ne devait plus être troublée jusqu'à la fin du règne de Charles du Maine.
Extrait de : « Histoire de Grasse » - G. Gaultier - Ziegler - Paris : ed. auguste Picard 1935